Ma grand-mère Agnès appelait nos dessins des gribouillis.
C’étaient nos dessins d’enfants. Mes frères et sœurs, cousins, cousines, en faisions beaucoup. Elle les rangeait dans le tiroir de la grande table carrelée de la cuisine sur laquelle nous nous installions papiers et crayons de couleur les jours de pluie ou de grande chaleur.
Pour accéder au titre de dessins, il devait manquer quelque chose mais comme les adultes étaient admiratifs de nos talents, le gribouillis a acquis sa noblesse.
Plus tard, j’ai appris à dessiner – Ecole Boulle, Mr Mente, professeur en Etudes documentaires et Perspectives. Avec ses cours astreignants, nous savions tous, plus ou moins bien, évidemment, dessiner une tranche de jambon alanguie sur une assiette posée sur un torchon à carreaux et glissé derrière une carafe d’eau dans laquelle se miroitait la fenêtre de l’atelier autant qu’un fauteuil Louis XV légèrement en biais et vue de toutes les hauteurs possibles avec ses ombres portées.
Parfois les traces étaient assez habiles et élégantes. Je n’irai pas jusqu’à la beauté mais, hors les murs, nous forcions l’admiration.
Cette admiration m’a permis de gagner très confortablement ma vie.
Les installateurs de salon de coiffure étaient très demandeurs. Roger la Frite, l’ancêtre des fastfoods, m’a permis une fortune passagère. Après quelques années de dessins alimentaires, ces chemins m’ont menés chez Claude Parent. Il devait représenter des dessins capables d’apaiser les inquiétudes populaires sur l’insertion paysagère des premières centrales nucléaires sur lesquelles il travaillait. C’était à peu près en 1970.
Jean Nouvel travaillait chez lui. En quelques mois nous sommes devenus amis et je suis devenu la main de J.N. Il gribouillait. Je dessinais.
Avec le temps, les dessins obligés au réalisme et flatteurs m’ont lassés.
Heureusement La 3D a repris la main. Reine à prix d’or elle a conquis la totalité de la représentation et comme Mr Mente ne nous avait pas appris à représenter la transparence des personnages et des arbres, ses enseignements ne valaient plus grand-chose. Ce qu’il fallait produire pour subsister était trop éloigné de l’admiration de ma grand- mère et du tiroir de la table de cuisine. Je suis retourné à mes gribouillis.
Je gribouille depuis 30 ans, j’ai réussi à faire des partitions de gribouillis pour que d’autre gribouillent à ma place et comme ils gribouillent très bien nous faisons des expositions.
Ce choix du gribouillis n’est pas un abandon ou un assassinat du dessin de représentation mais un penchant accentué pour sa spontanéité et son incertitude. Souvent difficile à lire et parfois indéchiffrable, il ouvre à l’imaginaire et l’interprétation ce que le dessin, trop souvent, ne fait que représenter.

François Seigneur, architecte, scénographe, plasticien et musicien.