Tentative de compréhension (sans volonté d’épuisement) d’un objet singuliêrement poétique !

Le grammage renforcé du papier Munken Lynk 150 grammes et le graphisme en surimpression de la page de garde en font dès le premier contact un objet singulier et précieux. À l’origine de ce projet, les membres de l’association Dessein, tracilabilofixphilistes en herbe, parenté probable, mais non exhaustive, avec les mnémophilistes et les apertophilistes ! Il fallait bien l’addition de toutes ces énergies pour atteindre les objectifs du second opuscule des Traces habiles : soumettre au regard d’un plus large public des dessins, ébauches et autres croquis réalisés dans l’ombre par des créateurs de tous poils ; donner à exposer au regard ce qui, à l’origine, n’a pas vocation à l’ëtre ; ouvrir à l’échange avec le plus grand nombre ce qui reste souvent limité aux confidences d’une petite communauté. C’est dans le truchement de cette situation de dévoilement, suspendu entre espace privé et public que la fraicheur du projet repose. Etonnante motivation qui émane de cette tribu de passionnés qui se résume à rejouer les opus cachés et tramés de la création et d’en proposer une lecture commune et inédite. On s’interrogera sur le nouveau statut de ces dessins employés sciemment à contre-usage et mis bout à bout pour composer une liste. De même sur le statut du document dans son ensemble qui oscille entre fiction et documentaire, mémoires consignées et interprétations libres, hagiographies descriptives et notices elliptiques. On ne saurait négliger l’importance que revët la matérialité des étapes successives de la création, de ses modes opératoires les plus intimes, de ces nombreuses traces intermédiaires issues de petits rituels discrets, qui donnent à voir et à comprendre la création non comme un acte magique, hors-sol et sans mémoire mais comme un acte perpétuel, stratifié de dessins spéculaires. Pour se faire, l’ouvrage se devait de s’accompagner d’un choix éditorial qui fasse de la lecture de l’archive visuelle un lieu de témoignage singulier sans pour autant escamoter l’appropriation par le lecteur et la projection possible d’un autre imaginaire. À ce titre, le premier et second tome des Traces habiles fonctionnent comme des ouvroirs de documentation poétique potentielle. Chaque dessin a un titre qui renvoie à une attitude et un procédé (note, intention, étude, etc.). Un texte sert de guide. Le lecteur, amateur ou expert, saura passer d’un butinage progressif et léger à une lecture plus serrée et appliquée. Aléatoire ou linéaire, lente ou accélérée (à la maniêre d’un flipbook), la lecture est libre, voir libérées. Elle ouvre à la germination partagée des idées. Ici, les dessins n’ont pas vocation de se mesurer les uns aux autres mais d’établir des rapports, des maniêres d’ëtre et de faire naitre. S’il doit y avoir une préoccupation esthétique, c’est d’avantage celle des formes d’accês aux idées qu’elle conditionne, mobilise ou étaye. J’en veux pour preuve la maniêre d’associer le dessin à son support ‒papier blanc quadrillé, feuille jaunie, parfois trouée sur le haut qui nous rappelle l’origine d’un carnet à spirales, etc. Le choix de la mise en page laisse sciemment entrevoir les origines modestes d’un dessin né d’une situation routiniêre et ordinaire qui ne nuisent cependant pas ‒et c’est là, me semble-t-il, la pierre de touche du projet ‒ni à son éloquence, ni à sa virtuosité, ni à son habileté, ni à sa poésie. Le projet aurait en son temps probablement séduit l’écrivain Georges Perec de par ses nombreuses analogies avec ses propres travaux : faire remonter à la conscience du plus grand nombre des traces anonymes charriées par les nombreux gestes du quotidien, privilégier les à-coups vifs et ouverts de la recherche aux gestes spectaculaires perclus et fermés de la communication. Ce projet peut s’entendre comme une hétérotopie, un espace de pensée en résistance, un ballast qui sert à lester temporairement l’accélération constante de nos mouvements et leurs objectifs de rentabilité. Il faut souligner cet engagement. À l’heure de l’inflation des manuels de pensée et du formatage des idées qu’ils véhiculent, des objets visuels à prises rapides et jetables, le projet des Traces habiles s’inscrit, à contre-courant, dans le temps des filières "longue durée" pour mieux en goûter "la saveur du monde"**.

Miguel Mazeri, architecte et docteur en anthropologie sociale et ethnologie