Il y a dans l’art de l’écriture une fonction qui résiste à la codification du signe, à sa transparence linguistique, à sa vitesse véhiculaire : cette part réfractaire est elle-même divisée ou redoublée, l’une appartient au monde visuel, l’autre au monde de la main. Dans la calligraphie, tantôt l’écriture côtoie la peinture (l’encre, le lavis, la peinture aqueuse partagent un même destin liquide, évasif), tantôt le dessin orne  l’écriture et lui insuffle un supplément d’efficacité symbolique (il illumine le rapport nécessaire, sacré, de la langue au texte qu’elle célèbre) : dans les deux cas se révèle un espace intermédiaire où le signe devenu moins certain de lui-même subit la motion d’une énergie muette, communiquée au corps du signe, à sa gestuelle, à son support, à son étirement dans l’espace.

Des anthropologues comme Jack Goody ont rappelé quelles étaient les fonctions originelles de l’écriture : la liste, la formule, la recette. Au commencement était la notation ! On remarque à quel point ces fonctions sont conservées par le dessin, transmises par lui, comme si les pratiques mnémoniques, rituelles ou opératoires qui furent à l’origine de l’écriture trouvaient dans le dessin l’espace nécessaire à leur perpétuation, et peut-être à leur épanouissement.

Le dessin est libre par rapport à la signification, du moins il sait se dérober à elle ou échapper à sa probable fixité : comme si son allure propre était de précéder le sens ou bien de le poursuivre, mais jamais de coïncider simplement avec lui. Le dessin est une marche, il est un accompagnement, il n’arrête ni n’enferme, c’est pourquoi il faut toujours veiller à observer en lui le potentiel de l’esquisse, la dynamique de l’improvisation, le retard imposé à l’achèvement.

Le dessin est souple et mobile, rapide souvent, réactif toujours. Son affinité est grande avec les supports de fortune, de modeste format : le carnet de croquis, oui, mais la page de journal, la nappe de papier, la feuille arrachée d’un cahier. Il est l’action même, il est un art de l’immédiat. Venu des temps les plus anciens, il n’aime rien davantage que l’instant qui passe : il se saisit de tout, à la volée. Il faut donc souligner ce paradoxe : l’archaïque se joint au vivant, le réflexe immémorial décuple les pouvoirs de l’intuition. La spontanéité et la vitesse du trait ne sont qu’apparence de facilité, trahissant allègrement de lents processus de maturation.

Quand les dessinateurs commentent leurs propres croquis, diagrammes, ou notules variées, il est fréquent que l’on sente de leur part un intérêt égotiste pour ces minces productions. C’est que celles-ci ne sont jamais loin d’un rapport intime de leurs auteurs à eux-mêmes, les dessins se tiennent toujours près de la main, et près du corps de celle ou celui qui les a faits. A cause de cela, on pourrait dire que les dessins transmettent la sensitivité du corps, son aptitude à être affecté en tout temps, en tout lieu, mais aussi bien sa vocation à se diriger et à se projeter.

Le système de notation de la danse (contrairement à l’architecture, ce n’est pas l’appui, la structure, qui sont représentés, mais la perte de l’appui : le dessin comme force anti-gravitaire, plus près du saut et de l’envol que du chapiteau et de la colonne !), le schématisme musical, le story board, le design d’un objet – un flacon, un parfum – ces Traces habiles, et agiles ! forment une perpétuelle figure de mouvement, et pas seulement dans la mise en scène ou les premiers crayons d’une architecture.

Jean Attali, agrégé de philosophie / Master of Arts (Architecture) / docteur en philosophie / hdr