Au-delà de la grande dichotomie entre arts et sciences, entre savoirs et savoir-faire, entre la main et l’intellect, une nouvelle forme d’anthropologie, comparative et historique, s’attache à explorer le continuum de gestes et d’opérations qui, dans chaque culture humaine, est à la base de tout acte de création, qu’il s’agisse d’artefacts, de pensée ou de discours. Par artefact, nous entendons l’outil, la matière première travaillée, ses étapes de transformation, sans qu’il soit possible de poser d’emblée une distinction entre l’utilitaire et l’esthétique, entre l’art et la technique tant ces deux dimensions sont entrelacées. La pensée englobe les opérations mentales, non seulement dans leur dimension neuro-cognitive, mais aussi dans leur nature sociale et culturelle, dans leur historicité : ces opérations sont en effet formalisées, enseignées, pratiquées dans des contextes sociaux particuliers, dans des communautés d’apprentissage et d’exercice, qu’il s’agisse de milieux professionnels, d’institutions savantes ou de pratiques du quotidien. Calculer, raisonner, comparer, imaginer, organiser, exposer, abstraire, se remémorer, critiquer sont autant d’exemples de telles opérations. Les discours, portés par la voix et l’écoute, ou par l’écriture et la lecture, mettent ces opérations en forme, les inscrivent dans des chaînes temporelles et logiques, les assujetissent aux lois d’une langue naturelle ou artificielle, vernaculaire ou savante. Ils en permettent aussi la circulation sociale, dans les multiples formes de la communication et de la transmission.

La fabrication d’un artefact, par l’interaction de la main, de l’outil et de la matière, met en jeu la projection et la matérialisation d’une idée, la modulation des gestes et l’anticipation de leurs effets, la production de formes, de surfaces, de textures dans un espace bi- ou tridimensionnel, des opérations complexes de schématisation, de figuration, d’abstraction qui s’appuient autant sur les capacités inventives de l’individu que sur les codes esthétiques et l’univers visuel d’une culture et d’une tradition.

Un artefact est aussi un objet discursif que l’on nomme, que l’on décrit, que l’on raconte, que l’on explique ou que l’on commente : du mode d’emploi à l’ekphrasis narrative, de la critique d’art au discours réflexif des acteurs sur leur pratique, les artefacts sont des objets de langage qui peuvent entrer dans une circulation sociale, être communiqué, transmis et mobilisés dans différents contextes de perception et d’usages socialement déterminés.

Symétriquement, le travail de la pensée, les arts du langage, oral ou écrit, ne sont pas des processus désincarnés et dématérialisés. Qu’il s’agisse de concepts ou de nombres, d’observations ou d’informations, d’intuitions ou de corrélations logiques, d’idées, de sons ou de signes, ce sont autant d’objets qui se prêtent au maniement, à l’assemblage, à la mise en forme et en espace, à à transformation selon les étapes d’un processus de fabrication.

On rappelera ici les métaphores artisanales qui donnent sens au travail créatif des poètes grecs du VIe s siècle avant J.-C. qui, à l’inspiration reçue des Muses ou d’Apollon, substitue le ciselage, la sculpture, le tissage et le polissage des mots et du langage, au fil d’un travail d’écriture et de composition qui se définit comme artisanal et s’inscrit donc dans une économie de la commande et de la rétribution.  On réfléchira aussi aux métaphores artisanales et manuelles qui sous-tendent le discours réflexif sur les opérations de pensée : dérouler ou entrecroiser des fils, nouer des questions, labourer des domaines, creuser des problèmes, bâtir des théories, élaborer, découper, articuler, modéliser. On revisitera les arts de la mémoire de l’Antiquité classique comme de la Renaissance européenne, où l’art de penser comme celui de discourir s’appuient sur le parcours mental d’architectures et d’images réelles ou imaginaires auxquelles sont associés les verba et les res que l’on veut réactiver. On proposera enfin, à partir de quelques exemples, le projet d’une nouvelle forme d’anthropologie des savoirs et des techniques qui serait attentive à ce que les artefacts et les savoir-faire ont permis de penser, de concevoir, d’imaginer et de théoriser dans différents contextes culturels : la roue, la colonne, le télescope, le microscope, le métier à tisser, la machine, l’aiguillage, l’ordinateur, comme modèles opératoires, comme métaphores à l’interface de la main et de l’intellect.

Christian Jacob, directeur de recherche au CNRS et directeur d’études à l’EHESS.