L’association Les Traces Habiles explore, dans un cadre pluridisciplinaire, les différentes démarches créatives pour en comprendre les étapes et en révéler les traces graphiques qui les illustrent. En positionnant le projet comme un observatoire, dès sa création en 2011, Les Traces Habiles ont choisi de privilégier une approche collective en s’appuyant sur les témoignages des concepteurs, « faiseurs » et autres chercheurs qui évoluent aujourd’hui dans de multiples disciplines créatives. Les Traces Habiles proposent par cet observatoire un état des lieux des pratiques contemporaines du dessin et de leur évolution.

La genèse et les objectifs du projet Dess(e)ins

Les échanges entre les professionnels et les enseignants qui ont initié le projet des Traces Habiles se sont développés autour de la question du rôle du dessin dans le cheminement de la pensée créative.
Dans une époque bousculée par les évolutions techniques et technologiques, qui a tendance à privilégier « le fait » au « faire », où la rapidité du regard équivaut à celle du jugement et où la prédominance du numérique brouille parfois les cartes de l’authenticité, ces productions manuscrites, sensibles et cultivées nous invitent à pénétrer dans le processus créatif. Malgré l’omniprésence du « e-graphisme » et de la dématérialisation, nombreux sont ceux qui — quel que soit leur métier ou leur discipline — utilisent le dessin manuel pour consigner leurs intuitions, constituer un réservoir d’inspiration ou expérimenter de nouvelles directions.
Captations du réel, fragments informels, esquisses indécises, vérifications d’hypothèses, échappatoires créatives, gammes quotidiennes ou dessins de synthèse réalisés après coup, tous ces tracés forment un ensemble insolite qui témoigne de la diversité des pratiques du dessin.
Le dessin, langage non verbal par essence interculturel, est pris ici comme témoin de la pensée en cours. Trace et tracé, empreinte de la main et de l’esprit, l’acte prévaut alors sur le résultat, la démarche sur la finalité, la pensée sur la matérialité. Dans ce cadre, le dessin est d’abord dessein.
Le regard porté sur ces pratiques et leur analyse nous permet d’appréhender la création non pas comme un acte magique, hors-sol et sans mémoire mais comme une démarche éminemment sédimentée. Devant l’engouement que suscite le dessin ces dernières décennies, et face à la confusion liée à la surconsommation d’images virtuelles, ces dessins, comme autant « d’états de l’art à venir », sont au cœur des questions que pose notre modernité en termes de valorisation des « savoir-faire » et « savoir-penser », de transmission des pratiques et de conservation d’un véritable patrimoine culturel.

Cette réflexion autour des traces de la pensée a conduit Claire Combeau, architecte d’intérieur et enseignante, à créer en 2011 l’association Les Traces Habiles pour composer un observatoire des pratiques contemporaines du dessin dont les objectifs sont : archiver les racines de la création ; constituer un patrimoine collectif interdisciplinaire ; valoriser le dessin comme révélateur du processus créatif ; et ouvrir les coulisses de la création au public.
Pour mener à bien ses objectifs, l’association s’est constituée sous la forme d’une plateforme collective regroupant une communauté de professionnels de tous horizons. Ces professionnels, après entretiens individuels et concertation, sont invités à adhérer à l’association via le don d’un ou plusieurs dessins dans le Fonds dess(e)ins® et prennent alors le statut d’« auteurs-associés ». À ce jour, le Fonds dess(e)ins® regroupe un ensemble de plus de 600 dessins originaux de 170 créateurs. En complément, Les Traces Habiles constituent un corpus documentaire numérisé sur le processus de création en archivant numériquement des ensembles représentatifs de dessins, séries ou documents autonomes, et en les associant aux témoignages de leurs auteurs.

Dans un souci de restitution au public, l’association conçoit et produit des expositions interdisciplinaires sur des thématiques transversales (Partitions, Effervescence, Géométries Variables, Extraits d’Espaces, Extimités créatives...) en partenariat avec l’ENSCI-Les Ateliers, l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris-La Villette, la Bibliothèque Forney, Ateliers d’Art de France, le 6 Elzévir, la Galerie d’architecture...
Depuis 2017, elle imagine des performances en se servant du dessin comme d’une « langue vivante » à l’occasion de la Nuit Blanche 2017 et 2018 à la Galerie d’architecture, de la Nuit de la lecture 2019 à la Bibliothèque Forney, du Festival de céramique Paris 11 en 2020.
De la tête à main, de la main au papier, du papier au livre... le projet éditorial s’est concrétisé par la publication de 3 ouvrages collectifs (Les Traces Habiles n°1, Éditions Herscher ; La Consigne, Les Éditions Ateliers d’Art de France ; On lit ou on regarde un dessin ?, Les Traces Habiles Éditions) et 4 ouvrages monographiques sous la collection «  Carnet recomposé  », (Benjamin Graindorge, Pascale Hanrot, Paul Louis Rossi, Catherine Zask) aux Éditions Herscher.
Enfin, soucieuse de repérer les pratiques émergentes, l’association a créé le PRIX DESS(E)INS® dédié aux étudiants des écoles d’art, de graphisme, d’architecture et de paysage dont la 4ème édition aura lieu en 2020.

Les entretiens

Parler de « l’avant-œuvre », repérer les prémices de l’idée, dévoiler les coulisses de son travail, analyser les protocoles que l’on met en place, dévoiler ses chemins de traverse, parler de ses doutes, de ses questionnements, de l’inhérente fragilité liée à ces étapes de gestation créative... n’est pas chose aisée. Collecter la parole intime, établir une relation basée sur la confiance, devenir en ce sens l’interlocuteur privilégié témoin de ces étapes péri-créatives demande du temps, de l’attention, de la bienveillance. Les Traces Habiles ont privilégié une approche adaptée à la personnalité de chacun des auteurs, en menant une série d’entretiens libres et sans contraintes, pour les inviter à dévoiler à leur rythme et à leur façon leur propres parcours…
Si le propos des entretiens est défini au préalable — l’acte du dessin (dessiner) ou le résultat de l’acte (le dessin) — ces échanges ont donné aux auteurs la possibilité d’analyser par eux-mêmes leurs pratiques, moment rare et précieux que les urgences de la vie privée et professionnelle ont tendance à contrarier. Leurs « introspections créatives » ont permis d’aborder les rituels, les protocoles et les modes opératoires mis en place autour du dessin, les temporalités et les lieux de fabrication, les contextes de production, les enjeux de réalisation, les problématiques de conservation, les logiques de classification et d’archivage, l’opportunité et les risques de la monstration de ces étapes, les allers-retours avec les outils numériques, l’écriture ou les autres systèmes de conceptualisation. De façon connexe, les états créatifs, la solitude, l’évasion, le plaisir, la mémoire, l’imaginaire, le mystère, le hasard, la maladresse, la souffrance aussi parfois, se sont invités naturellement dans le déroulement des entretiens.
Parler du dessin en tant qu’écriture de la pensée est un moyen d’aborder l’essence de la création dans ce qu’elle a de plus intime. En (re)connectant les fils de la mémoire, il suscite de la part des auteurs des comportements pouvant varier de la concentration la plus attentive au détachement le plus désinvolte. Le dessin est montré après-coup et, du fait de son existence propre, prend alors le statut « d’objet transitionnel ». Il devient le médium sur lequel le mot peut s’appuyer. La mise à distance rendue possible par la matérialité de l’objet aide les créateurs à poser un regard critique sur leurs productions tout en évitant l’écueil de l’autopromotion.
La manipulation des dessins, que ce soit dans leurs dévoilements successifs ou leurs affichages collectifs, renseigne sur le rapport particulier qu’entretient chaque auteur à sa production. En complément, les informations que transmet le cadre de l’atelier — la lumière, l’occupation de l’espace, les surfaces de travail, les objets familiers et les outils de prédilection — sont autant d’indices qui mènent à la compréhension de chaque univers créatif.
Visualiser les étapes, le cheminement (les rythmes, les connexions ou les arborescences) et les stratégies (les allers-retours, les jachères, les repentis) que chacun met en place en vue d’aboutir à un résultat ou dans la liberté du vagabondage, c’est approcher au plus près la question du « comment on pense ». Les créateurs révèlent ainsi, des prémices de l’intuition au développement du projet, les tracés qui incarnent de façon illustrée ce qui est autrement invisible : la construction et l’expression de la pensée.

Les auteurs

L’approche transversale, souhaitée dès le démarrage du projet, a nécessité de convoquer diverses disciplines liées à l’espace, au son, au mouvement, au goût, à la lumière, aux objets, aux images, aux textes, à la recherche…
Les prises de contact ont été initiées après repérage des productions péri-créatives des auteurs, sans tenir compte de leur personnalité (ou de leur renommée) ni de la qualité des œuvres finalisées.
Souhaitant collecter un nombre important de témoignages individuels pour restituer de façon la plus représentative la diversité des pratiques, Les Traces Habiles prolongent leur enquête en rencontrant régulièrement de nouveaux créateurs.
En 2020, Les Traces Habiles regroupent 170 professionnels, artisans d’art, architectes, designers, graphistes, plasticiens, paysagistes, storyboarders, compositeurs, écrivains, scénographes, sculpteurs, cuisiniers, metteurs en scène, stylistes, danseurs, concepteurs lumière, réalisateurs, physiciens, biologistes, chimistes. Leurs multiples motivations — désir d’échanger professionnellement sur leurs activités souvent solitaires, besoin de reconnaissance, curiosité mutuelle « [...] pour voir dans le travail de l’Autre les réponses à ses propres questions. », souhait de transmission... — sont toutes renforcées par le plaisir de participer à une aventure collective, transdisciplinaire et intergénérationnelle.
La proportion des hommes et des femmes est équitable, leur âge est compris entre 27 ans et 84 ans.

La pratique du dessin

Le dessin manuscrit est le fruit d’une alchimie complexe entre l’enjeu, le contexte, l’environnement, les influences culturelles, les expériences, les états d’âme.
Trace tangible de l’instant de sa création, le dessin peut par ailleurs être soumis à de multiples aléas, hasards ou accidents, qui activent alors de nouvelles opportunités. Empreinte du geste, de l’unicité de son acte, il est tout autant lié à la corporalité — la corpulence, la motricité ou l’agilité — de son auteur qu’à la sédimentation de ses expériences. Toujours versatile et capricieux, il est par définition l’incarnation de celui qui trace, sa signature.
Résultat de la main, du corps, de la respiration, de l’espace, des circonstances et du contexte psychologique de l’auteur, le dessin se situe entre le « presque rien », quelques signes ou traits sur un bout de papier, et le « presque tout », un devenir en construction. La trace manuscrite, contrairement au tracé mécanique, est initiée et guidée par la pensée. Elle en suit les errances, les fulgurances, les doutes et les repentis ; en ce sens, elle est révélatrice du dessein de l’auteur.
Si certaines disciplines intègrent le dessin de façon historique (l’architecture, le paysage, le design ou le graphisme...), certaines autres en sont a priori plus éloignées (la danse, la musique, l’écriture, la gastronomie, les sciences...). La formation initiale en dessin, bien qu’elle permette d’acquérir une certaine maîtrise des outils de représentation, n’a au final que peu d’importance au regard du choix personnel de chaque créateur quand survient le besoin du dessin.
Studieuse ou dilettante, régulière ou discontinue, maîtrisée ou exutoire, la pratique du dessin évolue pour chacun suivant les conjonctures professionnelles ou personnelles. Elle peut être effectuée au hasard des disponibilités ou organisée comme un rendez-vous immuable, prendre place dans l’espace de l’atelier ou au contraire s’exporter dans d’autres lieux propices à sa mise en œuvre.
Qu’elle intervienne en amont, en parallèle ou après-coup, la pratique du dessin est une activité solitaire ce qui, pour certains, constitue l’une de ses qualités principales.

Les supports

Les dessins liés à la recherche créative sont généralement réalisés sur des feuilles libres ou dans des carnets — le champ étudié par Les Traces Habiles ne tenant pas compte des traces éphémères induites par la pratique du tableau noir.
Le dessin sur feuille libre acquiert d’office son autonomie, il peut selon les cas amorcer ou compléter une série sans contraintes chronologiques. Sa destruction ne laisse pas de trace.
Le choix du support relève d’une sélection mûrie et sensible qui prend en compte le format, la transparence, la matité ou la brillance, la teinte, le bouffant, le glissé, le vieillissement, voire les inscriptions pré-imprimées, mais aussi la proximité, sur la table, dans le sac ou la poche. La qualité sensuelle, technique ou pragmatique en adéquation avec le choix de l’outil traceur est privilégiée. La fidélité à une référence ou un format relève, quand à elle, d’un souci d’uniformisation lié à l’élaboration d’un ensemble, une marque de fabrique ou l’anticipation de l’archivage.
Néanmoins, on peut relever que beaucoup de dessins effectués dans le cadre de l’atelier ou du bureau sont réalisés sur des papiers normés dits « papiers machine » qui ne dépassent que très rarement le format A3.

Les productions sur papiers de récupération, papiers de brouillons et/ou pré-imprimés, enveloppes, titres de transports, nappes en papier... peuvent s’inscrire soit dans une logique économique et/ou écologique, soit dans une stratégie de contournement du syndrome de la page blanche ou simplement témoigner d’un moment, d’une urgence.
Le peu d’attention au support peut alors s’expliquer par le désir de contenir ces étapes dans le registre de l’éphémère, du « brouillon », sans pour autant préjuger de leur conservation ou destruction.

La pratique du carnet suggère d’autres enjeux. Objet personnel, affectif, intime, le carnet est pris comme un contenant et un contenu, il forme un tout. Retenu pour son format et la qualité de son papier, voire pour sa couverture, il n’est pas rare que sa référence (format, type de papier, fournisseur) soit choisie définitivement. Il peut, suivant les cas, être dédié à un projet unique ou être utilisé chronologiquement comme un journal intime, mêlant dessins, notes personnelles et ajouts divers. Le carnet est une entité qui regroupe et conserve. Quelle que soit la façon dont les dessins ont été réalisés, de façon linéaire ou aléatoire, au recto, au verso, ou débordant d’une page à l’autre, les dessins sont reliés entre eux. Le choix de son utilisation relève autant de raisons pratiques, pour éviter de perdre des documents ou « pour avoir toujours sur soi de quoi dessiner », que d’une attention affirmée et sensible à ses propres créations. L’attachement au carnet est important, il est pour beaucoup le lieu où sont consignés visions, expérimentations et autres notations qui relèvent de la vie professionnelle et personnelle.

L’archivage

La conservation et l’archivage des dessins constituent des sujets incontournables, et souvent problématiques. Au-delà des contraintes de place, ils soulèvent la question du regard critique de l’auteur sur sa propre production, en sachant que, toute pratique du dessin étant singulière, chaque système d’archivage l’est d’autant plus.
Certains gardent tout, pour éviter de perdre du temps et pour conserver un « réservoir personnel ». Certains classent et hiérarchisent, entre rationalité et subjectivité, pour organiser une mémoire intégrale ou partielle de leurs productions. Certains reconfigurent des séries sous forme de dossiers ou par un réel travail d’inventaire. Certains donnent, considérant que l’intérêt du dessin relève aussi du plaisir du partage. D’autres enfin détruisent, pour laisser l’esprit libre de repartir de zéro, désinhibé des projets antérieurs.

La monstration

La démarche des Traces Habiles a permis, grâce aux entretiens individuels réalisés avec chacun des créateurs, de faire émerger des dessins souvent enfouis, tant dans le bric-à-brac de l’atelier que dans la mémoire de leurs auteurs. Indépendamment de cette sollicitation, la monstration des étapes péri-créatives est confrontée à des enjeux parfois contradictoires.
Si, suivant les propres termes des auteurs, ces « petits dessins » et autres « gribouillis », sont directement liés aux coulisses, à l’en-cours, à l’inachevé, certains y voient des témoins gênants de la genèse de leur création. Leur monstration est alors vécue comme une valorisation déplacée, voir vulgaire, de leur intimité. Pour d’autres au contraire, l’économie de moyens que le dessin incarne, son efficacité visuelle et sa séduction inhérente en font un garant incontestable de l’authenticité de leur démarche, caution du « fait main » ou du  « pensé maison ». Dans ce sens, et de façon plus fréquente depuis une dizaine d’année, ces dessins sortent de l’atelier pour investir portfolios, expositions et publications.

Les typologies des dessins

Le regard porté par Les Traces Habiles sur ces dessins, conforté par les entretiens réalisés avec les auteurs, a permis d’en distinguer des typologies. Ces typologies s’appuient sur le statut des dessins donné par les auteurs eux-mêmes au regard du contexte et/ou des enjeux de leur production, en amont ou en parallèle du Projet.

Les relevés ont en commun de s’appuyer sur le réel. Captation du monde environnant, ils peuvent concerner le territoire, l’espace, la temporalité, le mouvement, le son, le goût, la lumière, les sensations, les modes d’emploi, les scénarios d’usage... Réalisés dans le contexte d’un projet précis ou consignés comme bases de données personnelles, ils convoquent l’acuité du regard, l’esprit d’analyse et la qualité d’expression. Que ce soit pour mettre en place une vision documentaire ou une interprétation fictionnelle, la restitution peut prendre des formes dites classiques — projections horizontales ou verticales, vues perspectives ou axonométriques, représentations écorchées ou éclatées, frises, diagrammes — ou s’appuyer sur des interprétations libres à base de notes, collages, descriptions narratives, cartes sensibles, etc. Le dessin permet alors de rendre visible et lisible, de hiérarchiser les indications, voire d’en occulter certaines.

“Le dessin sert à montrer ce que l’on ne voit pas sur les photos !”
Gilles Touchais, archéologue.

Les dessins d’inspiration sont emblématiques du temps de « l’avant-œuvre», ils sont à la genèse de ce qui n’existe pas encore. Germes encore informels, ils appartiennent au monde de l’intranquillité créative et oscillent entre déambulations et fulgurances. Selon les cas, ils peuvent être effectués à l’occasion d’une démarche appliquée ou réalisés de façon totalement autonome. Souvent associés à d’autres médiums — le mot, la photographie, la matière — ces dessins sont les fondations invisibles qui préfigurent l’univers du projet, les limites encore floues de la chose en devenir.

“Le tracé surprend la main qui l’exécute. La main surprend celui qui trace.”
Apolline Fluck, designer.

Étapes préliminaires en vue du projet, les dessins d’intention mettent en place le langage du Projet, ils en définissent les principaux ingrédients, les contours et les enjeux. Souvent réalisés dans l’urgence, dans le but de saisir le moment précieux et capricieux de l’émergence de l’idée, les dessins cherchent à aller à l’essentiel : le trait est alors concentré, synthétique.

“Un seul jet, comme un mouvement sur scène, réussi ou raté.”
Fabien Monrose, danseur.

Les esquisses soumettent l’idée au papier. Les allers-retours entre concept et matérialisation sont ébauchés, les hypothèses se mettent en place. Souvent réalisées en série, les esquisses peuvent être élaborées sous la forme de recherches concentriques ou en arborescence autour de l’intention initiale.

“Le dessin est un tuteur.”
Henri Gaudin, architecte.

Les dessins de développement forment un ensemble de productions qui vérifient les hypothèses posées lors des précédentes étapes et testent dimensionnement, proportions, assemblages, déplacements, compositions, harmonies et usages... Dans un cheminement linéaire ou erratique, chaque dessin se nourrit du précédent. En jouant sur la transparence du support pour superposer des étapes ou en assemblant des études de détails, l’outil trace le sillon, acte les résolutions du Projet. L’ensemble compose des séries souvent conséquentes qui en traduisent la complexité.

“On parle, on écrit, on trace, on construit… ”
Felix Werner, physicien.

Les dessins de transmission relèvent de la nécessité, et ce quelle que soit la discipline pratiquée, de formaliser pour communiquer, que ce soit dans le cadre d’un dialogue avec soi-même ou avec autrui. Par sa capacité et sa rapidité à transmettre l’idée au-delà même de sa concrétisation, le dessin devient le médium privilégié pour rendre visible ce qui n’existe pas encore. Fréquemment utilisé à l’occasion des échanges avec les commanditaires ou les intervenants extérieurs, le dessin tient ici pleinement son rôle de langage, intemporel et universel. Sa force d’attraction lorsqu’il est réalisé en direct sous nos yeux en fait un outil professionnel privilégié.

“Les mots ont toujours besoin d’être retravaillés. Pas le dessin !”
Chloé Francisci, paysagiste.

Le cheminement créatif passe par des étapes de remise en question, de doute, de résistance, qui sont parfois l’occasion de productions subversives. Que ce soit par lassitude ou provocation, les dessins exutoires convoquent l’absurde ou l’irréalisable et sont à rapprocher du concept de « l’anti-projet » ou du « contre-projet ». Leur forte expressivité leur confère un statut singulier au sein des productions des auteurs qui les conservent généralement avec une attention (voire une affection) toute particulière.

J’idéalise mes peurs en réalisant de beaux dessins autour de la sauvagerie.”
Benjamin Graindorge, designer

Réalisés après coup, les dessins de synthèse regroupent des productions graphiques spécifiques qui consignent le Projet. Ces représentations synthétiques permettent aux créateurs de conclure une étape et de trouver par cette formalisation le moyen de contenir le projet dans l’espace et dans le temps. L’inspiration, ainsi libérée, peut s’engager vers d’autres directions créatives. D’une expression plastique très personnelle, tant dans les outils utilisés que dans l’écriture mise en place, ces dessins servent régulièrement de documents de communication. De plus en plus souvent présentés dans les portfolios, on les retrouve aussi à l’occasion de publications ou d’expositions. 

“Le dessin, une mémoire de la réalité à venir.”
Bruno J. Hubert, architecte

En marge du projet se développent de façon expérimentale des traces et des dispositifs de narration qui constituent le hors-champ décomplexé et désinhibé de la pratique créative. Si certains les pratiquent comme une activité totalement libre, d’autres peuvent leur associer des contraintes ou des protocoles, liés au temps, au sujet, aux modes d’exécution ou aux outils. Ces dessins forment, en parallèle du projet, un réservoir créatif qui pourra, selon les cas, être exploité ultérieurement.

Les tests forment des ensembles qui appartiennent au temps de l’essai, de la tentative, de l’exploration, au carrefour de l’intuition et de la recherche. Que ce soit pour expérimenter une forme, un son, une géométrie, un assemblage, une rencontre de matériaux, ils ont un rôle essentiel dans le ressourcement de la pensée créative. Ils constituent une réserve d’ingrédients appropriables pour les projets à venir.

“Le meilleur ami du compositeur c’est la gomme.”
Octavio Lopez, musicien.

Dans la lignée des musiciens et de leurs exercices quotidiens, certains créateurs mettent en place un rituel pour parfaire leur pratique du dessin : les gammes. Il peut s’agir de tester l’acuité du regard, de stimuler la mémoire, d’éprouver la concentration, d’exciter l’imaginaire ou encore de maîtriser le geste. On retrouve dans ces productions des inventaires, des catalogues, des séries thématiques comme autant de terrains de jeux auto-proclamés.

“Faire et refaire un dessin autant de fois qu’il faut pour réussir à le faire les yeux fermés.”
Alain Deswarte, architecte.

Le dessin, langage de la pensée, est de ce fait convoqué pour exprimer la pluralité des sentiments, passant de l’état de grâce souvent éphémère aux tourments les plus prégnants. Il est alors le moyen d’exprimer, non pas à haute voix mais sur le papier, les fantasmes les plus enfouis ou les pensées les plus noires. D’un statut quasi thérapeutique, les dessins défoulatoires oscillent entre plaisir de transgresser et remède aux angoisses. De l’ordre de l’intime, de l’innommé voire de l’innommable, ces dessins s’inscrivent généralement dans une pratique personnelle. Néanmoins, la porosité qui existe chez les créateurs entre l’univers personnel et l’exercice professionnel révèle les obsessions et les fantômes qui, en débordant du cadre, innervent l’univers créatif.

“Je ne saurais trop vanter la qualité de cette expérience du dessin, qui me fait songer à la pratique des philosophies orientales susceptibles d’apporter la paix aux natures et aux esprits tourmentés.”
Paul Louis Rossi, écrivain.

Conclusion

La révolution du numérique, que ce soit dans les outils de représentation ou de conception, les nouvelles pratiques d’apprentissage, les techniques de communication qui privilégient l’instantanéité de toute action — montrer, voir, juger — modifient de façon irréversible notre rapport à la création.
La pratique du dessin manuscrit dans ce contexte peut paraître archaïque. Pourtant, et de façon concomitante, ont émergé depuis trente ans une multitude de productions culturelles (événements, lieux, publications) dédiées au dessin manuscrit.
Si l’on peut reconnaître l’influence du marché de l’art et son rôle dans la valorisation des œuvres sur papier, il est intéressant d’appréhender aujourd’hui la pratique du dessin comme le lieu d’une certaine forme de résistance.
En acceptant parfois l’inutilité de sa production, en préservant le temps de sa fabrication, en maîtrisant sa diffusion, les créateurs font de cette pratique « [...] une passerelle royale vers un espace où l’on ne joue pas, où l’on est forcément le plus près possible de ce que l’on est seul à être [...] », comme le résume bien Catherine Zask.

Claire Combeau, fondatrice de l'association Les Traces Habiles